Abbaye de Jumièges

Fragments pour Jumièges, dont quelques appels à contribution. 
Olivier verley.

En soudant avec l’à propos et le magnétisme convenable l’éloigné et le plus proche, le haut et le bas, ce qui est vu comme en plongée et ce qui est vu de face, ce qui est vu en coin et ce qui est comme au bout du nez, en jouant sur les inégalement distants comme sur les soufflets d’un accordéon, nous fondrons les tueuses géométries, nous briserons ce frêle et dur triangle qui se perd au loin avec les choses que nous désirions voir et l’espace redeviendra ce qu’il était, un immense rendez-vous de cent espaces qui baignent les uns dans les autres et où baignent avec nous les objets et les êtres.
Heuri Michaux, Passages.

GEMITUS ou GEMMA
Sur l’étymologie de Jumièges.

Ce lieu se nommait autrefois la terre gémétique  : quelques auteurs prétendent que ce mot vient du latin gemere ou gemitus, parce que les religieux y gémissaient beaucoup. Les autres veulent qu’il dérive de gemma, pierre précieuse, parce que c’était la perle des monastères.
Gemitus ou gemma  : «  douleur  » ou «  diamant  », ce n’est ni l’un ni l’autre, ou bien c’est tous les deux, l’histoire de ce cloître et de ces monuments montre autant de trésors que de gémissements.

C’est presque une île. Une presqu’île. Suivez la Seine, et après c’est une longue et large ligne droite qui serpente parfois.
«  Méandres de la Seine qui font irrésistiblement penser aux boucles de la chevelure des rois francs parce que les statuaires d’alors en ont offert l’apparence au fils de Dieu  ».
Pascal Quignard, les ombres errantes.

Je lui tourne autour depuis dix ans. Rien que ça. J’ai rêvassé à son chevet. Je peux dire qu’elle a une odeur de mousse. Et de poudre aussi. Cela doit plaire aux oiseaux noirs qui la distraient, et qui se détachent d’elle, comme cette pierre, aujourd’hui banc d’où je l’observe, qui jadis tutoyait le ciel. Elle ne s’en relèvera pas.
Chutes de pierres… la falaise, c’est elle.
 
J’ai dormi entre ses hautes jambes, par certaines nuits claires. Je ne suis pas prêt de l’oublier, elle et sa grande Ourse.

Elle fait partie de ces lieux hors temps, qui invitent au renoncement. Ainsi je pars souvent à la recherche d’un endroit où il n’est pas nécessaire de mourir pour être dans un monde meilleur.
             
Si nous n’étions pas là, qui passerait le temps  ?
Eric Chevillard, l’Autofictif, 536.
                       
Elle me fait relever la tête. Pas un visiteur qui ne lève les yeux au ciel.
Les têtes rasées, les tonsures  : la prière les inclinait vers le sol, les clouait  ?
 
Lieu d’enfermement consenti, souhaité même. Terre d’asile pour les agités, pour les énervés lassés d’aller de Charybde en Scylla.

Au fil du temps, la dérive. La barque. Celle des énervés, somptueuse, et pourtant si proche du dénuement de celle des jeunes enfants de la nuit du chasseur.

-Sur quelle rive es-tu  ? As-tu remarqué que tu te situes souvent sur la rive opposée  ? Si tu veux vraiment aller à Jumièges, passe ton bac d’abord.

Les murs à peine franchis, ne crois pas que tu es en odeur de sainteté, tes espadrilles n’y suffiront pas. Ta souscription à deux heures de renoncement, c’est un peu juste non  ?
«  Quand on est candidat au renoncement, c’est un comble d’être recalé. En d’autres termes le pire est qu’il faille renoncer au renoncement.  »
Cioran.

Je loue l’idée franque du droit d’asile. L’idée qu’il y ait dans l’espace des zones intermédiaires franches de la domination humaine. Des lieux où s’arrêtait la vengeance privée et où la vengeance d’état était interdite. Des lieux de la nature où non seulement l’humanité fut proscrite, mais où même la domination des dieux cessait d’avoir cours.
Les francs ignoraient que les lieux francs étaient aussi les ermitages, le cheval rangé à l’écurie, la cuisine, les pages taciturnes.
Pascal Quignard, les ombres errantes.

 «  Errer, c’est aussi se mettre en situation de faire des erreurs (…). Errer en photographe, c’est en somme se disposer à recevoir les accidents comme autant de petits miracles profanes, comme de véritables épiphanies photographiques. Je ne veux plus me retenir des erreurs de mes doigts, des erreurs de mes yeux.  »
Aragon.

Les  moines ont disparu. Leur seul acte de présence est de sonorité, peu solennelle, dans le mot patrimoine.
Les abeilles, celles qui butinent encore, ont changé de maîtres.

Au temps des moines, le temps s’écoulait vers le ciel  : ainsi la bougie qui se consume, tel un sablier à l’envers.

Les silex (le mot sonne et coupe comme un …silex).
Ils nous renvoient à l’âge de pierre, au feu. Le silex pour attendrir, trancher, pour faire jaillir l’étincelle. Les silex à Jumièges sont comme des yeux sertis dans la pierre, comme le sont les «  yeux  » sur la peau des pommes de terre.
A force de scruter les pierres, des figures sont apparues.
(L’oiseau silex  : seul l’oiseau vit de sa plume…).
Le merveilleux traverse le temps sans le saluer. Comme les fauves sur les parois de Lascaux, comme le lièvre et l’oiseau peints sur les murs de Pompéi (d’Herculanum).
                   
Comment Gargantua feist bastir pour le moyne l’abbaye de Thélème  :
«  Premierement doncques (dist Gargantua), il n’y fauldra jà bastir murailles au circuit, car toutes autres abbayes sont fièrement murées.
- Voyre, dist le moyne, non sans cause  : où mur y a devant et mur derriere, y a force murmur, envie et conspiration mutue.  »
Rabelais.

«  Quant à un présent, toujours présent, qui ne s’en aille point en un passé, ce serait l’éternité  ».
Saint Augustin.