Jumièges

Jumièges [Texte imprimé] : fragments / photographies, Olivier Verley ; textes, Gabriel Bauret, Isabelle Roby. - Bonsecours : Éd. Point de vues ; [Rouen] : Département de Seine-Maritime, DL 2009 (44-Nantes : Impr. Le Govic). - 1 vol. (non paginé [96] p.) : nombreuses ill., couv. ill. ; 28 cm.

Notes bibliogr.
ISBN 978-2-915548-35-8 (br.) : 22 EUR. - EAN 9782915548358

De l’inventaire à l’approche subjective des monuments.

Difficile d’aborder ce travail mené par Olivier Verley pendant plusieurs années sur l’Abbaye de Jumièges sans faire mention des nombreux rapports que la photographie a très tôt entretenus avec les monuments : ses images, qu’il le veuille ou non, sont dépositaires de cette part d’histoire de la photographie. Et celle-ci est elle-même imprégnée de la présence récurrente du patrimoine architectural dans la peinture et la littérature. On reconnaîtra dans les mots qui décrivent certaines démarches documentaires et artistiques, des gestes qui s’apparentent aux siens ; de même que certains objets d’architecture évoqués ici nous renvoient d’une manière ou d’une autre à Jumièges.

« Peinture et photographie, littérature et philosophie se conjuguent pour nourrir le vagabondage imaginaire autour des ruines » écrit Michel Makarius, auteur d’un livre dans lequel il recense les différentes représentations des ruines par les peintres depuis la Renaissance italienne. Patrimoine, architecture, monuments, ruines, il s’agirait de cerner les nuances entre ces dénominations qui désignent parfois la même réalité. Sur les cartes postales anciennes représentant le monument de Jumièges, on trouve en légende aussi bien « Jumièges » qu’ « Ancienne abbaye de Jumièges », ou encore « Ruines de l’abbaye de Jumièges ». Dans un cadre plus institutionnel, Jumièges est également désigné sous le nom de monument historique. Monique Sicard, dans un numéro des Cahiers de médiologie intitulé « La confusion des monuments », rappelle l’étymologie latine du mot monument : « Il est celui qui attire l’attention, celui, aussi, qui « fait se souvenir ». Monere est racine commune à monstre et monument. » Le monument s’impose, et par extension, en impose ; cela n’est pas seulement le fait de sa taille, mais aussi des histoires auxquelles il est mêlé, qu’il s’agisse de l’Histoire avec un grand H ou d’évocations plus confuses.
Le monument est inaccessible, toujours trop grand, et seule son image permet de l’appréhender. Paul Jay, qui fut conservateur de la photographie au Musée Niépce de Chalon-sur-Saône, écrivait à propos du geste consistant à acquérir une carte postale quelques phrases qui pourraient très bien s’appliquer au travail du photographe. Sa réflexion rapproche la représentation d’un vécu : l’image est « le résultat de ma rencontre entre le monument et moi-même, c’est-à-dire finalement de mon passage dans un lieu donné à un moment donné. L’art n’est-il pas la trace de ce passage ? » Et de préciser que cette rencontre s’opère « entre la propre fragilité spatio-temporelle de l’homme et ce lieu énorme qui le transcende et transcende le temps ».
Le monument constitue en effet pour l’artiste un thème privilégié. L’histoire de la peinture, puis celle de la photographie, ne cessent de le rappeler. Il incarne, ainsi que le précise Paul Jay, un objet de désir extrêmement fort : « La solidité de l’intemporalité, la stabilité et la sécurité de l’éternité. » Mais c’est parfois le peu qu’il reste du monument, en d’autres termes ses ruines, qui en dit plus que s’il était conservé dans son état d’origine. À ce propos, deux écrivains se rejoignent par leurs réactions à l’égard des restaurations entreprises notamment au XIXe siècle, par Viollet-le-Duc. Marcel Proust : « C’est malheureux que Viollet-le-Duc ait abîmé la France en restaurant avec science, mais sans flamme, tant d’églises dont les ruines seraient plus touchantes que leur rafistolage avec des pierres neuves qui ne nous parlent pas ». De son côté, Henry James ne dit rien de très différent : « Je préfère absolument des ruines, quel que soit leur état de décrépitude, à ce qui a été reconstruit, quelle qu’en soit leur splendeur. Ce qui demeure est plus précieux que ce que l’on rajoute. D’un côté, c’est l’histoire ; de l’autre, la fiction, et c’est la première que je préfère : elle est de loin la plus romantique. L’une est positive, même si elle est incomplète ; l’autre comble le manque avec des choses plus mortes que le manque lui-même, dans la mesure où elles n’ont jamais eu de vie ».
Il ne s’agit pas ici de prendre parti pour ou contre Viollet-le-Duc, mais seulement de constater que les ruines nourrissent l’inspiration des artistes comme celle des poètes. Gustave Flaubert, dans son « Dictionnaire des idées reçues », rédige ainsi la définition des ruines : elles « font rêver et donnent de la poésie à un paysage ». Si leur présence est récurrente dans l’histoire de l’art, elles n’occupent pas toujours la même place et ne revêtent pas la même signification. Michel Makarius l’illustre par un choix raisonné de tableaux de différentes époques. À commencer par ce « Saint Sébastien » qu’Andrea Mantegna peint en 1480 et dans lequel les ruines constituent très distinctement une partie du décor de la scène, en arrière plan. On pourrait s’arrêter également sur d’autres oeuvres de la Renaissance italienne, celles d’un Carpaccio ou d’un Botticelli. Le XVIIe français prend en quelque sorte la relève avec Nicolas Poussin, et notamment un tableau qu’il peint en 1640 : « Paysage avec Saint Jean à Patmos ». Ainsi que le souligne le titre du tableau, c’est le paysage qui est le motif principal de l’œuvre ; quant au personnage, il est assis au milieu d’éléments d’architecture antique dispersés sur plusieurs plans. Les ruines ne forment qu’un élément du décor, comme dans les paysages d’un autre artiste français de la même époque, Claude Gelée, dit Le Lorrain ; en revanche, au siècle suivant, les choses vont changer. À l’instar de Giovanni Battista Piranèse, dont l’imposante production de gravures sublime l’esprit de l’Antiquité à travers son architecture, le peintre Hubert Robert consacre certaines de ses œuvres aux vestiges de la Rome antique. Il en donne une description très détaillée, même si les monuments ont subi les outrages du temps. Son goût pour le thème des ruines est tel qu’il va même jusqu’à peindre en 1796 un tableau dans lequel il invente le destin d’un grand monument de Paris. Il s’agit de sa « Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruine ».
Sur ce combat des ruines avec une nature qui tend à les envahir, et dont le symbolisme n’échappera à personne, le peintre allemand Caspar David Friedrich peint autour de 1809 un tableau intitulé « L’abbaye dans une forêt de chênes » : ce qu’il reste du monument - un pan de mur - est baigné dans une inquiétante atmosphère de fin de civilisation. Ainsi que l’écrit Michel Makarius, les ruines deviennent un objet privilégié pour les esprits romantiques : « Nourrir sa nostalgie par la contemplation des civilisations disparues […] , telles sont les motivations esthétiques, morales et sensitives du tropisme romantique ». Et de citer l’universitaire Corinne Saminadayar-Perrin écrivant à propos des résonances des ruines : « Lyrisme du vide et de la désolation, méditation sur la fuite du temps, l’engloutissement des empires, la brièveté humaine ».
Avec l’invention de la photographie qui ouvre la voie à de nouvelles représentations du monde, le patrimoine architectural s’enrichit d’approches visuelles différentes de ce que les peintres ont pu jusqu’alors envisager. Il est intéressant de constater qu’en France, l’essor de la photographie est contemporain d’une prise de conscience par les politiques de tout ce qu’incarnent les monuments d’un point de vue historique. L’écrivain Prosper Mérimée sera l’un des premiers à occuper le poste d’inspecteur général de ces monuments chargés d’histoire. Mais si la photographie est en toute logique l’instrument de cette politique, elle n’est pas immédiatement envisagée pour ses qualités propres : « La couverture photographique d’un édifice se fait alors selon les mêmes angles d’études que le dessin » (François Bercé). La photographie ne concurrence pas le dessin d’architecture, elle le sert. La combinaison des deux techniques a pour but de garder une trace précise et exhaustive de tout monument qui risquerait de disparaître. Car on a conscience de la fragilité des édifices, de leur importante usure infligée par le temps. Si le dessin est d’abord considéré comme plus fiable que la photographie, cette conception va rapidement évoluer : en 1851, une célèbre commande publique, qui voit le jour sous le titre de « Mission Héliographique », a pour objet l’inventaire des grands édifices historiques du territoire français. Elle réunit cinq photographes : Baldus, Bayard, Le Seq, Le Gray et Mestral. À l’exception sans doute de Mestral, les membres de la mission figurent aujourd’hui en bonne place dans l’histoire de la photographie. Philippe Néagu les considère même comme les meilleurs de leur époque. Il ne manquerait que Charles Nègre qui s’est distingué de son côté par un travail très complet sur les monuments antiques et médiévaux du Sud de la France.
La photographie s’affirme donc dans son rôle, tant et si bien que Viollet-le-Duc lui reconnaît une vertu qu’en 1869 il décrit en ces termes : « Faire découvrir sur une épreuve ce que l’on n’avait pas aperçu sur le monument lui-même ». La photographie est un instrument de connaissance, autrement dit de compréhension du bâti. Mais dans l’instant où le photographe opère, l’image participe aussi d’un mouvement de sauvegarde du patrimoine : elle constitue un inestimable document pour les historiens du futur. Photographier, c’est constituer un témoignage solide, pérenne, et qui surmontera peut-être mieux les épreuves du temps que le sujet photographié, comme le suggère Monique Sicard : « La photographie témoigne de l’état des monuments avant leur éventuelle dégradation (« plus solide qu’eux », dira d’elle Prosper Mérimée) ».
Mais la photographie ne fait pas encore tout à fait l’unanimité. C’est ainsi que l’architecte Charles Garnier dénonce les dangers de cette invention « qui vient chaque jour tenter de remplacer […] l’art par la science, le sentiment par l’exactitude » (cité par Henri Loyrette) ; propos paradoxal venant d’un architecte dont on pourrait penser qu’il serait plus sensible à la précision de l’image. Ce débat sur la propension de la photographie à produire des œuvres d’art, on en suit les développements tout au long du XIXe siècle. Mais quelle qu’en soit l’issue, la voie est tracée, la photographie est associée à deux de ses vocations premières : montrer ce que l’œil ne saurait voir et garder une trace durable de ce qui est susceptible de se transformer ou disparaître. À cela s’ajoute le fait que la photographie cadre les monuments sans les détacher de leur environnement - à la différence de la peinture - ; elle permet de mieux comprendre comment ils s’y inscrivent. Charles Marville, dans la seconde moitié du XIXe siècle, porte un éclairage significatif sur le paysage urbain de Paris, sur le rayonnement des monuments dans ce paysage. « Voir l’architecture, la comprendre, ce n’est pas seulement faire un patient lexique du vocabulaire employé par un architecte, c’est avant tout vivre cette architecture et l’espace qu’elle crée », écrit Henri Loyrette dans un article où il note également de façon imagée que certains monuments « crèvent » le papier, comme on dit au cinéma d’un acteur qu’il crève l’écran.
La vocation documentaire de la photographie évolue et comme le remarque Françoise Helbrun, les photographes vont peu à peu gagner en créativité ; de témoins, ils se transforment en artistes. La photographie sera « pratiquée par des artistes sensibles qui interprètent le spectacle qui s’offre à eux et reconstruisent leur propre réalité à partir du donné ». Face à l’architecture, les photographes élaborent un langage plastique qui leur est propre. De même que leur centre d’intérêt va se déplacer du monument historique à des bâtiments qui composent d’autres types de patrimoine. Tel celui de l’industrie sur lequel portent entre autres les travaux de Bernd et Hilla Becher qui, dans la seconde moitié du XXe siècle, feront école en Allemagne. Mais de leur démarche est délibérément exclue toute forme de réaction subjective, de pathos ; la vision des bâtiments évacue également toute considération d’ordre plastique. C’est l’esprit d’inventaire, ainsi qu’une approche rigoureusement neutre et répétée à l’identique qui guident leurs travaux. Comme si la pratique photographique était dépouillée de toute son histoire. Autrement dit, l’art sans art.

Parmi toutes ces démarches qui viennent d’être décrites, le travail d’Olivier Verley ne se rattache probablement à aucune d’entre elles en particulier ; il en incarnerait plutôt la synthèse. Ses images n’appartiennent pas au genre strictement documentaire, mais elles ne s’écartent pas pour autant de leur motif. Elles s’inspirent aussi bien du monument lui-même que de pensées ou de réflexes généralement associés aux ruines. Si le photographe ne s’éloigne pas de la réalité actuelle de l’édifice, témoignant entre autres de son rapport avec la nature environnante, et parfois envahissante, il ne peut s’empêcher d’imaginer certains épisodes de son histoire. Il explore le monument dans ses moindres détails, mais il a aussi à cœur de restituer des photographies signifiantes de l’ensemble du site, à commencer par le fleuve auquel l’histoire de l’abbaye est associée. Il scrute la matière de la pierre, de même qu’il prend du recul ou de la hauteur afin de retrouver le dessin général de l’édifice. Son travail n’ignore pas le rythme des saisons, ni les variations climatiques qui modifient l’aspect du monument et l’atmosphère qui l’entoure : il joue ainsi avec le voile de la brume ou encore le léger frémissement de la nature, lorsque le vent se lève. Une volonté d’exhaustivité et la frontalité, voire l’austérité de certaines prises de vue, pourraient laisser penser que cette démarche est synonyme d’objectivité. Il n’en est rien. Ce livre restitue un parcours singulier dans lequel l’investissement personnel est réel, même si les photographies qui le composent ne le traduisent pas immédiatement. Parcours au sens propre : la séquence visuelle du livre est construite sur le principe d’une approche progressive du monument, comme au sens figuré : le projet ne se nourrit pas seulement de considérations photographiques. L’expérience de Jumièges est aussi l’occasion pour Olivier Verley de convoquer la littérature tant appréciée - ainsi que ses fragments d’écriture accompagnant ici les images le suggèrent -, et en fin de compte de se retrouver face à lui-même. Car il aime les lieux clos et Jumièges n’est pas la première abbaye qu’il explore.

Gabriel Bauret

Notes sur les auteurs cités

François Bercé : « Les monuments historiques et la photographie », in Photographies, numéro hors série « Objectif : Monuments », Association française pour la diffusion de la photographie, 1984.


Françoise Helbrun : Charles Nègre et la photographie d’architecture », in Monuments Historiques, n°110 (« Photographie et architecture »), éd. C.N.M.H.S, 1980.


Paul Jay : « Les Monuments historiques et la carte postale », in Monuments Historiques, n°110 (« Photographie et architecture »), éd. C.N.M.H.S, 1980.


Henri Loyrette : « Apprendre à voir l’architecture », in Monuments Historiques, n°110 (« Photographie et architecture »), éd. C.N.M.H.S, 1980.
Michel Makarius : « Ruines », Flammarion, 2004.


Philippe Néagu : « 1851. La Mission Héliographique », in « 1984. La mission photographique de la DATAR », bulletin numéro 1, supplément de la revue Photographies, 1984.


Corinne Saminadayar-Perrin : « Paysage avec ruines : le kitsch et le miroir », in « La Mémoire en ruines. Le songe archéologique dans l’imaginaire moderne », Cahiers de recherches du CRLMC, Clermont-Ferrand, 2000.


Monique Sicard : « Du de visu à l’in situ : la production du monument par sa représentation », in Cahiers de médiologie n°7, 1999, Gallimard.