Côte d'Opale, le Site des Caps (exposition itinérante)

Préface de Bernard Latarjet

          La photographie affronte, comme tous les arts visuels, une crise profonde de la représentation.
          Quest-ce que représenter ? Le dictionnaire historique de la langue française offre une réponse : Faire apparaître, rendre présent » et plus loin, dans la même définition : « ...livrer à la justice... remplacer quelqu'un. Le premier sens est de faire apparaître sous une forme concrète ou symbolique quelque chose d'abstrait » .
          Jean Follain confirme avec les moyens de la poésie :
                       Des foins composés en meules
                       des cabanes de chiens penchés
                       sur leur pâtée amère
                       un peu d'éraflure
                       sur le bord d'une ornière
                       attendent que les délivre une écriture.
          Remplaçons dans le poème le dernier mot d'écriture par celui d'image.
          N'avons-nous pas là une juste définition de la photographie ?
          Représenter c'est libérer ce qui est visible et que nous ne saisissons pas, restaurer la présence de ce qui toujours se dérobe à la conscience.
          Notons de ce point de vue, que la représentation n'a rien à voir avec la reproduction et que l'œuvre la moins figurative -en toutes diciplines- peut receler un pouvoir de « mise au monde » plus aigu que l'enregistrement le plus « objectif ». Ce pouvoir est étranger à la vieille et fausse alternative entre document et fiction qui encombre encore bien des commentaires portant sur les arts de l'image, sous toutes leurs formes.
          Pourquoi y a-t-il une crise de la représentation ?
          Bien des raisons se conjuguent. Elles ont été abondamment analysées. Rappelons-en deux :
         D'abord sous l'effet des techniques et de la perte des repères symboliques qui lui conféraient un ordre et un sens, le monde s'absente de plus en plus de nous-mêmes. Les sciences nous libèrent des servitudes de la subsistance et nous dispensent d'une expérience physique de la nature ; elles transforment nos rapports à l'espace et au temps, à l'autre et à soi ; elles rompent les organisations séculaires du paysage et leur substituent des territoires sans feux ni lieux. Bref, un réel sans qualité échappe à la perception de nos sens car il est devenu, à proprement parler, « irreprésentable ».
          De plus, les techniques ont provoqué un bouleversement -sans précédent depuis l'invention de l'imprimerie- de nos modes d'expression. La production des symboles n'est plus l'apanage des artistes. L'industrie et le commerce s'en sont emparé. A l'image s'est substitué le « visuel » -Serge daney l'a montré le premier.
          Face à cette crise, la tentation est grande de voir en toute photographie l'échec d'un impossible rêve : suspendre le temps, ordonner le chaos, qualifier ce qui a perdu toute valeur, ramener dans le filet d'une vision le monde enfin saisi. La photographie exprimerait d'abord cet impossible. Elle développerait, ainsi que l'écrit Christian Prigent (1), « un discours sur le peu de réalité ».
          Elle dirait, sans détour, l'évanouissement des choses et leur manque dans nos images comme dans nos vies. Elle nous enseignerait, au fond mieux que toute autre discipline parce que moins capable de ruse, l'illusion de marier le réel, l'expérience et les signes.
          Et pourtant nous croyons encore au pouvoir des images.
          Peut-être par nostalgie des grandes figurations d'autrefois, qui établissaient avec les objets , les êtres, l'au-delà, un lien de nécessité et de sens ; peut-être parce que nous refusons la fatalité de la séparation, la solitude et l'apesanteur où elle nous laisse ; peut-être parce qu'on ne saurait vivre sans un minimum d'adhésion -au sens le plus physique du terme.
          Mais surtout, parce que nous trouvons encore dans certaines œuvres rares « ces images qui font accéder le regard à la présence en elles de l'irreprésentable » (2).
          Loin des naïvetés du reportage comme de celles de l'esthétisme, de la performance descriptive comme de l'habileté plastique, ces images ne nous proposent pas un spectacle du monde mais une vision de celui-ci. A l'informe du réel, elles substituent la forme d'une expérience.
          En elles, si nous ne retrouvons pas la coïncidence des choses avec elles-mêmes, nous reconnaissons la nécessité de la quête. Quête de quoi ? Précisément, de cette « présence de l'irreprésentable » évoquée par marin.
          En cela, certaines photographies, malgré les infirmités du médium -ou à cause d'elles- accèdent à une certaine souveraineté. Elles disent la peine de représenter et l'inépuisable effort pour la surmonter.
          Les images d'Olivier Verley témoignent de ce que toute photographie doit posséder d'obligatoire humilité et d'inaccessible ambition. Longtemps collaborateur de Pierre de Fenoyl, il partage avec lui l'alliance de rigueur et de générosité.
          Chacun jugera son dernier travail. Je n'ai guère de goût pour le commentaire artistique.
          Simplement ceci : Verley appartient à cette lignée de photographes qui ont su faire deuil de l'innocence de leur art et refuser les contorsions où se sont enlisés nombre de ses contemporains. Il poursuit, « sur un chemin sans bord », en toute conscience des crises comme des pièges de la représentation, le beau désir d'être un tant soit peu « au monde ».
          En cela, il nous sert. Et il entretient, en dépit de tout, notre confiance en la photographie.
                                

Bernard Latarjet

1- Comment on signe avec de l'ombre,
C. Prigent, 1994.
2- Champaigne ou la présence cachée,
Louis Marin, Hazan, 1995.

Flânerie photographique au long des Caps (côte d'Opale).

Vers les Caps, au nord.
Là-bas sont mes origines. Le Nord, je l'avais perdu.
Tandis que lui m'envoyait des estafettes, des émissaires, qui prenaient la forme de caravanes nuageuses, où le chérubin potelé côtoie la veuve sicilienne : avant de retrouver ce nord, j'ai photographié ailleurs des  paysages vêtus d'habits nordistes, à la manière de.
Partir en mai, remonter la source, vers les deux caps, le gris, le blanc, les teintes de mouette.
Les deux caps ne fuient pas à l'approche de l'homme. Le tourment, ce n'est pas lui. Ils en ont vu d'autres, et des marées autrement subtiles, et violemment sincères, et fidèles.
Il y a la vie des caps, et il y a la vie des hommes qui s'arrêtent à leur frange, pour quelques instants dédiés au vertige nécessaire, avec le songe enfantin qui sommeille : se faire la belle.

Progression très lente vers caps, de sorte que leur amplitude me parvient en douceur. Je pourrais être à la voile qui célèbre la lenteur. Tant de sabliers sont nécessaires pour doubler un cap. Je zigzague, je vais par quatre chemins, attentifs aux points cardinaux, aux vents contraires qui proposent la lutte ou le sommeil.
A quoi pensent les promeneurs ? Mes pensées sont rassurantes : le nez de Cyrano, Andy Cap, Horn, pensées sans bride autour du cou, pour distraire une mélancolie habile à s'infiltrer et toujours à l’affût. Au bord de la mer, il est toujours réconfortant d'être un peu triste.

C'est le dernier jour, j'entends des parents qui rappellent leurs enfants. Ils jouent trop près du Nord, du bord. Ils pensent à s'en rapprocher avec un vent qui les en éloigne. Une photographie ne ferait pas mieux pour les maintenir ainsi penchés, le temps d'une petite éternité tremblée.
Impossible d'oublier la fin d'une ode de Valéry Larbaud : « … ma vie indicible, ma vie d'enfant qui ne veut rien savoir, sinon espérer éternellement des choses vagues ».

C'est le dernier jour, j'ai franchi un cap, puis un autre. La tempête aussi qui s'éloigne vers Calais, et gronde encore au dessus du tunnel qui l'ignore. J'ai dans les poches un film de cape et pas d'épée. Un film qui montrera peut-être ce que j'ai cru voir : des corsages dans le ciel aux blancheurs d'œillets épanouis. Ils projettent à terre des dalles caressantes d'ombre monumentale, des linges frais pour adoucir les fièvres de la falaise.

Aussi incontournables soient-ils, existent-ils, les caps qui ne sont pas de bonne espérance ?
 
Olivier Verley,  journal de route, mai 1995.