La Marge (exposition itinérante)

PROJET PHOTOGRAPHIQUE
2004-2015

Pour une action préventive liée à la violence routière.

… car ce sont souvent les gens de la marge qui font avancer les choses,
et qui, en définitive, font la page…


Sur le bord des routes, si un bouquet devait être déposé partout où la vie s’est interrompue, la France apparaîtrait aux conducteurs qui la traversent comme un des pays le mieux fleuri de la planète. Mais ceux qui sont allés dans le décor, entraînant avec eux d’autres corps, ne font pas tous partie du décor. Pourtant, ce qui relie les fleurs à l’absence de fleurs, c’est la manière dont chaque être disparu se révèle en brillant par son absence.
 « Où que tu ailles, marche doucement, car tu marches sur les morts », écrit le poète anglais Keats.

La Marge propose un regard sur des signes nouveaux et chargés de sens qui se multiplient et s’inscrivent dans le paysage. Ces signes commémorent, sous la forme d’ « ex-voto » régulièrement entretenus le long des routes, les personnes victimes de la violence routière.

Plus ou moins ostensibles, le plus souvent discrets –un tronc d’arbre (souvent meurtri lui aussi) ceint d’un foulard, quelques mots, des âges, des dates, des prénoms, des noms, des objets personnels, des peluches, ils peuvent aussi se présenter comme de petites architectures à taille humaine, véritables autels en dur,  entretenus avec une ferveur égale à celle que l’on trouve dans tous les cimetières. Tous sont visités (les fleurs ont de la sève), aucun n’est éphémère. Ils sont simplement isolés, remarquables.

Pour le repos des morts, il y a des maisons pour ça, m’ont dit certains qui sont sourds et aveugles. Personne, ici, ne repose.
Bien qu’on s’en inquiète en haut lieu (les règles de la signalétique routière sont sévères…), Une tolérance implicite semble autoriser la chose. On reconnaît que ces autels, à l’allure de cénotaphes, sont exemplaires. Ils auraient un rôle à jouer.

Photographe dont l’activité se concentre sur la notion de paysage traversé, ainsi que sur l’illusoire tentative de ralentir tous ceux qui ne rêvent que de vivre à 100 à l’heure plutôt que de se voir vivre, j’ai choisi de suivre ici un chemin avec bords, en consignant avec autant de rigueur que de détachement feint, mes rencontres avec ceux que je ne rencontrerai jamais. Dans un grand livre de bord imaginé.

« Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau », écrivait Paul Valéry, qui n’en manquait pas, lui, de profondeur. Au bout du compte, pensait-il, tout bien réfléchi… Inutile de creuser en somme, ce qu’il y a de plus profond, c’est bien la peau.
Que serait alors le plus profond de la terre, sinon l’écorce, sa peau, le paysage ? Autrement dit, le sensible, ce qui est en première ligne et prête le flanc à la mitraille. Le paysage comme émotion, qui affleure, qui fait surface, cette couche plutôt mince, parchemin sur lequel toutes les formes d’écriture sont possibles, où l’on peut s’inscrire. Et réécrire aussi, car sous la peau il y aurait encore de la peau, des mémoires de peau. Le paysage nous viendrait d’un mille feuilles.


Ce projet s’est imposé lentement, comme par lui-même. J’ai été cet homme dans son auto qui tout en conduisant voit un truc étrange,  pas immédiatement obscène, sur le bord (le bord des larmes ?), dont la présence semble comme déplacée. Et j’ai pensé : qui « te » rend si hardi de troubler mon paysage ?, on n’est pas là pour se faire engueuler, on est là pour voir le défilé… Et j’ai poursuivi mon chemin, bientôt revigoré, ici par des flaques de colza, là par une armée de tournesols. J’étais encore, mais pour peu de temps, fidèle à l’oubli. Quelques mois ont passé, puis j’ai fini par m’arrêter en sachant ce que cet arrêt signifiait : le début du travail, l’arrêt sur image. Une quête du guetteur qui pousse son qui va là ?

À peine avais-je commencé, j’ai, à cette époque, percuté à faible vitesse une biche que la nuit enveloppait. Il s’en est fallu d’un rien que je ne l’évite, mais je l’ai touchée du bout de l’aile.
Une biche qui jaillit dans la nuit, comme dans un rêve, puissamment éclairée par des phares, cela est effarant de beauté : ça vole ! À travers l’écran du pare-brise, une biche irréelle devient palpable, comme ne le sont pas ces merveilleux animaux qui apparaissent sous les étoiles de La nuit du chasseur, dans le film de Charles Laughton, justement parce que, pour ma biche, ce n’est pas du cinéma.  C’est une jouissance très brève, c’est, faut-il le dire, à pleurer. Ensuite, il n’y a rien à faire. Même blessée, une loi interdit de la charger. Je l’ai cherchée en vain. Je crois qu’elle a dû mourir lentement après être parvenue à se traîner, tremblante et affolée, dans l’herbe si proche. Rentré chez moi, avec une honte bien ancrée au cœur, je me suis endormi avec la persistante image de la tôle de mon aile gauche qui formait à son extrémité un angle droit presque parfait.
Comme je confiai ce triste accident à un ami, il me répondit qu’une chose semblable lui était arrivée, mais que le dégât matériel avait été plus sérieux. Toutefois, sa sensibilité avait été moins éprouvée, car il s’agissait d’un sanglier, animal fruste dont l’éventuelle souffrance ne saurait éveiller qu’une faible compassion.
Il se trouve que j’aime bien les sangliers, et jusqu’au mot sanglier. Il y a, dans les cinq premières lettres de ce mot de quoi susciter l’attachement. J’ai d’ailleurs un ami sanglier, captif privilégié en un vaste enclos à la lisière d’un bois. Privilégié car rangé des bagnoles et à l’abri du feu nourri des chasseurs. Nous le visitons obstinément, mon fils et moi, et lui apportons des friandises dont il nous remercie d’un grognement, toujours le même. Félix, le sanglier, et moi, nous aimons les rituels.

L’amour et la mort, on le sait, forment un couple célèbre et célébré. L’un et l’autre se disent avec des fleurs. Il y a, sur le bord des routes, des preuves d’amour, déposées par ceux qui restent pour ceux qui y sont restés. Je m’approche depuis plusieurs mois de la marge, je vais dans le fossé photographier ces preuves d’amour, je vais me pencher dessus pour bien en décalquer le plus petit détail, et du plus lointain aussi, pour suggérer son humble insertion dans le vaste paysage. Je vais choisir mes lumières, prendre rendez-vous avec elles, à moins que ce soit elles.
 
À bien tendre l’oreille, il y aurait, pour évoquer ce qu’induisent les morts accidentelles et brutales, une courbe « esthétique » dont les deux extrémités peuvent s’illustrer l’une par le soldat en temps de guerre, l’autre par le conducteur sur la route. Le soldat va au front pour se battre et non pour se faire tuer, mais s’il meurt, c’est au champs d’honneur. La mort est noble, et un mémorial du souvenir est là pour y mettre bon ordre : les entrailles ont été rassemblées et dissoutes, la mort est propre. Le conducteur prend la route, et s’il disparaît à la suite d’un accident de la circulation, il intègre les cohortes de la mort absurde, celles qui meurent et qui tuent pour rien, pour nulle cause. Sur la route, bien que la carambole et le spectacle soient permanents, on ne joue aucune tragédie grecque, et l’on ne rencontre pas plus Roméo que Juliette. 

Je veux bien que  l’homme prenne la mer, et qu’à son tour la mer le prenne, car elle est dangereuse : elle est vivante. La route peut être laide, ennuyeuse, elle n’est pas dangereuse. L’homme qui la prend est armé jusqu’aux dents,  souvent  pas content… Et l’arène est vaste.
J’aime le département du Gers, la Toscane française, le cyprès –flamme noire, selon Julien Gracq, y est une ponctuation dans le paysage. A la suite d’un scénario classique boîte de nuit-jeunes-alcool-platane-cinq morts, le préfet de l’époque a ordonné l’éradication pure et simple de milliers de platanes. Les bûcherons, je crois, n’en sont pas venus à bout.
Pourtant, et cela est simple à comprendre, un platane n’a jamais et ne fera jamais de mal à personne.

Il faudrait pouvoir commencer par l’emprunter, cette route, plutôt que de la prendre. Réviser le vocabulaire, pour réviser les comportements. De même que je ne prends pas de photographies, préférant les recevoir. La photographie étant dès lors considérée comme un don (un don du ciel d’où provient la lumière). Je ne serai jamais un chasseur d’images.

Au-delà du simple reportage, cette action qui s’élabore dans la durée donnera donc à voir le proche et le lointain, le détail et sa violente trivialité ainsi que des larges vues de l’environnement dans lequel son inscription dérange. Pour l’automobiliste qui voit défiler le paysage et n’en retient souvent que l’implacable sérénité, il n’y a, à la lecture rapide de ces autels sauvages qu’un culte païen honore, pas de véritable arrêt sur image. Il n’en résulte, le plus souvent, qu’une volonté de s’y soustraire, et bien vite la vitesse s’en charge et les en éloigne. Dans « La Marge » qui suggère, nous ne verrons aucune voiture, ni de tôles froissées. Seulement parfois l’orchidée pour évoquer le corps qui dort.

On dit souvent des photographies qu’elles sont silencieuses, et qu’elles se distinguent d’autres formes narratives. Ici, il en va tout autrement : il y a bien un avant et un après, que l’on devine sans les voir.

Si l’on convient que le sujet n’est guère réjouissant, il est malgré tout porteur d’espoir en ce qu’il contient une valeur d’exemple et de prévention. Ces signes de l’irréversible, qui indiquent que ça s’est passé là, qu’ici a été infligée une peine de mort et de douleur, sont trois fois hantés. Par ceux qui ne sont plus là, par ceux qui fidèlement entretiennent leur mémoire, et par la vie, si proche, de ceux qui passent leur chemin et poursuivent leur route. C’est comment qu’on freine ?

 

Olivier Verley

Article du journal Le Monde
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Présentation du projet
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