Théorie des baisers

« BAISERAI-JE, MON PÈRE ?
- BAISEZ, MON FILS. »
 Molière, les fourberies de Scapin

Il délie les langues, extermine les mots inutiles.
Quand le baiser parle sa langue, que la vue se brouille d’être trop proche de son désir, quand il se dépasse sans craindre l’angle mort.

La bouche, que veux-tu ?
-des baisers à la louche, et la réhabilitation du verbe baiser, aujourd’hui dans la boue traîné. Je veux la fermeture provisoire du canal par où les mots passent, en espérant des jours meilleurs pour ce tout à l’égout qu’il est devenu. Je ne veux plus rien dire, je veux baiser, me faire baiser, et me lancer dans la théorie des baisers.

Voici des baisers venus de partout et nulle part, des baisers offerts au photographe. Tous ceux là, je ne les aurai pas volés. Tous sont consentis, et s’ils sont mis en scène, tous sont la juste illustration d’une étincelle de perfidie, d’amour et de désir, jusque dans l’arène où le sang rouge baiser s’écoule, sur les hauteurs de la Sierra Nevada.
Des Baisers par la lumière projetés qui renaissent sur d’autres corps, capteurs et récepteurs, conducteurs à leur tour pour engendrer de jeunes baisers.
Nulle partie du corps ne saurait être oubliée, de la tête aux pieds, en passant par la main.
Des baisers pour le sol sacré et jusqu’à sa poussière.

Photographier éperdument les baisers, à la recherche du baiser perdu qui cicatriserait l’antique blessure ouverte. Photographier le baiser désespérant de Judas, qui n’est rien moins que désespéré. Photographier les baisers du petit Nicolas à sa grand-mère… Photographier le baiser de la vague au rocher, le baiser de Narcisse à lui-même. Faire un peu de lumière autour du baiser, pour aussi se rapprocher de son ombre, de son souffle de vie et de sa nuit.

Olivier Verley


« Le baiser de l’huître » : dans Casanova, il consiste à se passer une huître de bouche en bouche.
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(…) Il faut, Irène, éviter de poser sur la vitre une bouche brûlante au moment que la cour laisse passer ces formes domestiques, depuis si longtemps visitées par tes désirs. Le simulacre d’un baiser sans doute va-t-il mieux que les courants d’air attirer dans tes lèvres béantes la langue ardente de l’orage.
                   
Aragon, le con d’Irène.

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« Qui crache sait embrasser », dit un proverbe rwandais. Alexandre Arribas illustre cette aversion avec une anecdote qu’il rapporte dans son ouvrage sur le baiser : « Un jour, le nouveau gardien du zoo accepta de se laisser embrasser par un singe bonobo. Quand il sentit la langue impérieuse du primate pénétrer dans sa bouche, il faillit perdre connaissance… ».

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A propos des Massaï, l’ethnologue James Thomson écrit vers 1905 : « Chez eux, le crachement exprime la plus grande bienveillance et le dévouement le plus sincère. Il tient lieu de compliment et il vaut mieux cracher sur une demoiselle que de l’embrasser. On crache en s’accostant, on crache en se quittant (…). »

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(…) Je voulus l’embrasser pour lui fermer la bouche ; mais elle me boudait encore, et il fallut que son frère intervînt pour qu’elle m’offrît sa joue d’un air indifférent. Je n’eus aucune joie de ce baiser dont bien d’autres obtenaient la faveur, car dans ce pays patriarcal où l’on salue tout homme qui passe, un baiser n’est autre chose qu’une politesse entre bonnes gens.

Gérard de Nerval, Sylvie.

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(…) Après qu’elle eut vu l’homme-Jasmin, on l’amène au très vieux chef de tribu sioux : Big Chief White Horse Eagle. Il lui baise la main et cette main devient noire. Elle se refuse à laver ce baiser.

Unica zürn, L’Homme-Jasmin


Les sept petits nains avaient pour coutume, à tour de rôle, de tourner sept fois leur langue dans la bouche de Blanche-neige endormie, pour ne pas se compromettre avec des mots qui se seraient avérés inutiles.
Et comme ils savaient aussi qu’elle ne se réveillerait pas, ils jouissaient pleinement de ce charme étrange dont l’absence délie les langues.
                           
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Les fleurs du mal (extraits)

Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
            Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
    De mes amours décomposés !
                           
C. Baudelaire, une charogne



Comme un flot grossi par la fonte
    Des glaciers grondants,
Quand l’eau de ta bouche remonte
    Au bords de tes dents,

Je crois boire un vin de Bohème,
           Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
           D’étoiles mon cœur
                           

C. Baudelaire, le serpent qui danse


Ta Robe, ce sera mon désir, frémissant,
Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend,
Aux pointes se balance, aux vallons se repose,
Et revêt d’un baiser tout ton corps blanc et rose,
                                                                                 

C. Baudelaire, à une madone

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            Baise m’encore, rebaise moi et baise ;
            Donne m’en un de tes plus savoureus,
    Je t’en rendray quatre plus chaus que braise.
Las ! te pleins-tu ? Cà, que ce mal j’apaise,
    En t’en donnant dix autres doucereus.
    Ainsi meslans nos baisers tant heureus,
    Jouissons-nous l’un de l’autre à notre aise.
Lors double vie à chacun en suivra ;
    Chacun en soi et son ami vivra.
    Permets m’Amour penser quelque folie :
Toujours suis mal, vivant discrettement,
    Et ne me puis donner quelque contentement
    Si hors de moy ne fay quelque saillie.

Lovize Labé, sonnet

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(…) Si un homme était incapable de garder dans son souvenir une image de la beauté, pas même à l’instant de sa présence, il devrait désirer en être toujours éloigné, et jamais trop proche pour voir la beauté de ce qu’il serre dans ses bras, et qu’il ne voit plus, mais qu’il pourrait revoir en s’éloignant, et qui, au moment où il ne peut pas voir l’objet parce qu’il est proche de lui, au moment où les lèvres se joignent pour le baiser, sera tout de même visible pour les yeux de son âme… (…)


(…) J’avais l’impression d’être témoin de cette scène d’adieux, je voyais comment cette tendre mère l’embrassait encore une fois avant de se séparer d’elle, et je l’entendais dire : « Va par monts et par vaux, ma petite, j’ai fait tout pour toi, prends ce baiser comme un sceau sur tes lèvres, c’est un sceau qui gardera le sanctuaire et que personne ne peut briser sans que tu ne le veuilles toi même, mais quand viendra celui qu’il faut, tu le comprendras. » Et elle pose un baiser sur ses lèvres, un baiser qui ne s’empare pas de quelque chose comme fait un baiser humain, mais un baiser divin qui donne tout, qui donne à la jeune fille la puissance du baiser. Oh ! Nature merveilleuse, profonde et énigmatique, tu donnes la parole aux hommes, mais l’éloquence du baiser aux jeunes filles ! C’est ce baiser qu’elle avait sur ses lèvres, cet adieu sur son front et ce salut joyeux dans son regard, et c’est pourquoi elle apparaissait à la fois si familière, car elle est bien enfant de la maison, et si étrangère, car elle ne connaissait pas le monde, mais seulement la tendre mère qui, invisible, veillait sur elle. (…)
(…) Pourquoi cette palpitation ? Est-ce de l’amour ? Peut-être. Un pressentiment de lui, un rêve de lui, mais l’énergie lui manque encore. Elle m’embrasse avec prolixité, comme le nuage de la Transfiguration, libre comme une brise, doucement comme on étreint les fleurs ; ses baisers sont fuyants comme ceux que le ciel donne à la mer, doux et tranquilles comme ceux que la rosée donne aux fleurs, solennels comme lorsque la mer caresse l’image de la lune. (…)


(…) Ensuite je pense qu’un baiser est plus proche de son idée quand c’est un homme qui le donne à la jeune fille qu’inversement. Là où avec les années une indifférence s’est produite, le baiser a perdu son sens. C’est le cas du baiser conjugal d’intérieur avec lequel les époux, faute de serviette, s’essuyent réciproquement la bouche en disant : grand bien vous fasse ! Si la différence d’âge est très grande, aucune idée ne justifie le baiser. Le baiser doit exprimer une passion précise. Quand un frère embrasse sa sœur jumelle, le baiser n’est pas un vrai baiser, pas plus qu’un baiser de fortune aux jeux de Noël ou un baiser dérobé. Un baiser est un acte symbolique, qui ne signifie rien si le sentiment qu’il doit marquer n’existe pas, et ce sentiment n’existe que dans des circonstances précises. - Si on désire s’essayer à classer les baisers, plusieurs principes se laissent concevoir. On peut les classer selon le bruit qu’ils produisent. Malheureusement la langue ne suffit pas à couvrir le terrain de mes observations à cet égard. Je crois que l’ensemble des langues du monde n’a pas un assortiment d’onomatopées suffisant pour marquer les différences que j’ai appris à connaître rien que dans la maison de mon oncle. Le baiser est tantôt bruyant comme un déclic, tantôt sifflant, il y en a qui claquent, qui tonnent, tantôt il est bien rempli, tantôt creux, tantôt de calicot, etc. –On peut classer le baiser d’après son contact, le baiser tangent, ou le baiser en passant et le baiser cohérent. – On peut les classer d’après leur durée brève ou longue. Mais le temps peut donner encore une autre classification qui est au fond la seule qui m’ait plu. On distingue alors entre le premier baiser et tous les autres. La qualité visée ici est incommensurable avec ce qui survient lors des autres classifications, elle est indifférente au son, à l’attouchement et au temps en général. Le premier baiser est cependant qualitativement différent de tous les autres. Il n’y a que peu de gens qui y réfléchissent, et ce serait grand dommage qu’il n’y eût pas quelqu’un au moins pour y penser.

Kierkegaard, le journal du séducteur

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Octave Mirbeau décrit une scène hallucinante dans le Journal d’une femme de chambre. Célestine, après avoir repoussé Georges, un jeune tuberculeux, finit par se livrer à lui dans une étreinte où le crachat fait jonction entre la vie et la mort : « Mon baiser avait quelque chose de sinistre et de follement criminel. Sachant que je tuais Georges, je m’acharnais à me tuer, moi aussi, dans le même bonheur et le même mal. Délibérément, je sacrifiais sa vie à la mienne. Avec une exaltation âpre et farouche qui décuplait l’intensité de nos spasmes, j’aspirais, je buvais la mort, toute la mort, à sa bouche. Et je me barbouillais les lèvres de son poison. Une fois qu’il toussait, pris, dans mes bras, d’une crise plus violente que de coutume, je vis mousser à ses lèvres un gros, immonde crachat sanguinolent. –Donne… donne… donne ! Et j’avalais le crachat avec une avidité meurtrière comme j’eusse fait d’un cordial de vie (…) . »

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Parmi les handicaps congénitaux, le bec-de-lièvre, ainsi nommé par Ambroise Paré au XV1° siècle, se révèle être le plus terrible ennemi du glaviot. Cette division verticale, simple ou double, de la lèvre supérieure et qui monte jusqu’au narines est savamment dénommée « fissure labiale ». Cette infirmité interdit le baiser passionné, la déglutition, l’exercice convenable de la parole articulée, toute succion, dont la fellation et, plus grave encore, la simple jubilation et l’ancestral plaisir de cracher.

Martin Monestier, Le crachat.

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Il y a évidemment un échange de sécrétions salivaires dans un baiser, mais il n’y a pas d’effort de propulsion si caractéristique au crachat. Il peut y avoir un échange pathogène lorsque l’un des deux amoureux est malade et contagieux. Autrefois, la mononucléose attrapée par un baiser était appelée pour cette raison « la maladie des fiancés ». La salive saine serait plutôt un liquide désinfectant qui contient des enzymes bénéfiques.
                       
Dr. Pandraud

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